Les ordres blancs du Président
Making Federal Architecture Beautiful Again : Un billet de François Quantin (EPHE-PSL)
Un décret du président des États-Unis Donald J. Trump du 28 août 2025 sur l’architecture civique nationale, intitulé Making Federal Architecture Beautiful Again, ordonne que tous les nouveaux bâtiments fédéraux adoptent un style néo-classique. Il reprend le décret du 23 décembre 2020 sur la « laideur » de l’architecture fédérale, texte qui fut abrogé deux mois plus tard par le président Joseph R. Biden. Voici les premières lignes du décret de 2025 :
« The Founders, in line with great societies before them, attached great importance to Federal civic architecture. They wanted America’s public buildings to inspire the American people and encourage civic virtue. President George Washington and Secretary of State Thomas Jefferson consciously modeled the most important buildings in Washington, D.C., on the classical architecture of ancient Athens and Rome. They sought to use classical architecture to visually connect our contemporary Republic with the antecedents of democracy in classical antiquity, reminding citizens not only of their rights but also their responsibilities in maintaining and perpetuating its institutions.
Washington and Jefferson personally oversaw the competitions to design the Capitol Building and the White House. Under the direction and following the vision of these two Founders, Pierre-Charles L’Enfant designed the Nation’s capital as a classical city. For approximately a century and a half following America’s founding, America’s Federal architecture continued to be characterized by beautiful and beloved buildings of largely, though not exclusively, classical design. In the 1960s, the Federal Government largely replaced traditional designs for new construction with modernist and brutalist ones. The Federal architecture that ensued, overseen by the General Services Administration (GSA), was often unpopular with Americans. The new buildings ranged from the undistinguished to designs even GSA now admits many in the public found unappealing.
In 1994, GSA responded to this widespread criticism by establishing the Design Excellence Program. The GSA intended that program to ‘provide visual testimony to the dignity, enterprise, vigor, and stability of the American Government.’ Unfortunately, the program has not met this goal. Under the Design Excellence Program, GSA has often selected designs by prominent architects with little regard for local input or regional aesthetic preferences. The resulting Federal architecture sometimes impresses the architectural elite, but not the American people who the buildings are meant to serve. Many of these new Federal buildings are not even visibly identifiable as civic buildings. It is time to update the policies guiding Federal architecture to address these problems and ensure that architects designing Federal buildings serve their clients, the American people. »
Qu’un État, quelle que soit la nature de sa constitution, formule un cahier des charges en matière de construction publique est courant. Il est maître d’ouvrage, et, même s’il procède à la publication d’un concours plus ou moins cadré par des consignes esthétiques ou techniques, il garde la haute main sur la décision. De Khéops à Mitterrand, la construction d’une pyramide est acte du Prince. Dans ce décret, le président des États-Unis assume donc l’une de ses fonctions « régaliennes ». L’État est ordonnateur, prescripteur et financeur. Le conflit esthétique et idéologique entre classicisme et modernité qu’il met en scène n’est pas nouveau – on le trouve formulé par exemple chez l’architecte archéologue Pierre-Adrien Pâris, qui traversa la Révolution française sans cesser d’être conservateur, et qui fut admiratif de l’architecture antique mais indécis au sujet de sa reproduction contemporaine – mais il fut rarement tranché de manière si assertorique. Un postmodernisme néo-classique existe par exemple dans l’œuvre de Ricard Bofill i Leví, décédé en 2022, mais on comprend aisément que cette proposition esthétique contemporaine n’est pas celle qu’encourage le décret américain. La diversité esthétique est pourtant inscrite dans l’histoire architecturale et plus généralement artistique des États-Unis.
Avant tout, relevons une contradiction interne toute démagogique, qui n’étonne pas de la part d’un promoteur immobilier : le Design Excellence Programme n’aurait pas respecté les canons de l’architecture vernaculaire et régionale américaine. Peut-être, bien que le fait de confier des projets à plusieurs architectes de renom soit nécessairement garant d’une diversité esthétique, alors qu’appliquer les canons antiques ou néo-classiques n’est pas de bonne méthode si l’on souhaite mettre en valeur les styles architecturaux régionaux ; à moins de penser que l’architecture néo-classique est neutre, ou que sa légitimité s’impose de manière transcendante, et qu’elle est l’Architecture incontestable, la vraie. Ce raisonnement peut se déployer dans deux espaces mentaux l’un et l’autre autocratiques, la transcendance religieuse ou le remplacement de la réalité tangible par une réalité alternative et virtuelle. Il est aussi fondé sur l’adhésion à une histoire généalogique de l’architecture, précisément formulée par un arbre au frontispice de l’ouvrage de Banister Fletcher, A History of Architecture on the Comparative Method, paru à Londres en 1896. Le Tree of Architecture donne à l’architecture contemporaine – Modern Styles, c’est-à-dire Age of Greek, Byzantine, Romanesque, Gothic & Renaissance Revivals – un tronc commun gréco-romain. Dans ce graphique arboricole, toutes les cultures architecturales non-européennes sont cantonnées aux branches basses et vaines, et l’architecture des Lumières est absorbée par la Renaissance.
La convocation argumentée et référencée de l’esthétique antique et de son histoire renaissante, moderne et contemporaine est en revanche singulière dans le décret ; elle donne au texte un étrange vernis d’érudition et de militantisme qui résonne à la manière d’un texte singeant l’académisme. La référence à l’architecture antique, attestée dans des contextes aussi différents que la période révolutionnaire française et le national-socialisme allemand, n’est pas univoque, mais elle n’est jamais innocente ou gratuite. Dans la suite du décret, l’architecture classique fait partie d’une catégorie plus vaste, l’« architecture traditionnelle », dans laquelle elle côtoie « the historic humanistic architecture such as Gothic, Romanesque, Second Empire, Pueblo Revival, Spanish Colonial, and other Mediterranean styles of architecture historically rooted in various regions of America » (note g). Le modèle architectural présidentiel est donc eurocentré, remontant à une Europe culturelle ancienne, de l’époque médiévale à celle des grands empires coloniaux. Malgré cet inventaire baroque – dont la mention manque intentionnellement –, la référence antique reste cardinale et objet principal du décret.
Au vu des exemples cités, les caractéristiques de l’architecture néo-classique promue par le décret sont principalement la monumentalité, l’emploi des ordres de l’architecture antique selon une sémantique propre au XIXe siècle, l’aménagement de perspectives axiales et de vastes volumes intérieurs, grâce en particulier à l’usage récurrent de la coupole, et la blancheur immaculée. Pourtant, en Grèce ancienne, les édifices antiques de délibération, d’archivage des documents publics, d’accueil des magistrats, c’est-à-dire les monuments comparables d’un point de vue fonctionnel aux bâtiments fédéraux visés par le décret, étaient marginalement concernés par la monumentalité, qui était principalement réservée à des temples, des forums impériaux ou des complexes palatiaux, c’est-à-dire des édifices destinés aux dieux et aux souverains. La stoa d’Attale II de l’agora d’Athènes, reconstruite par l’American School of Classical Studies at Athens de 1953 à 1956, fut érigée par un souverain de Pergame. De surcroît, les monuments antiques n’étaient pas blancs, mais au contraire polychromes et bariolés. Le rapport à l’Antiquité est donc affecté par un contre-sens : l’architecture néo-classique américaine, du moins son interprétation présidentielle, s’inspire d’une architecture de puissance et de pouvoir à l’usage des dieux et des souverains, dont les citoyens, en effet, deviennent des clients et non des users, ce qui ne saurait « inspirer et encourager la vertu civique ».
L’objectif du décret, « to visually connect our contemporary Republic with the antecedents of democracy in classical Antiquity », ne peut pas être atteint, d’autant moins qu’une bonne partie des sociétés grecques antiques vivaient sous l’autorité d’un roi ou d’une constitution oligarchique et que le maintien, voire la « restauration » des institutions et du lexique républicains sous le règne d’Auguste, ne peuvent guère être qualifiés de démocratie au sens contemporain.
En réalité, les codes de cette architecture fédérale, dont le texte du décret stigmatise les contre-exemples sans les nommer, sont également appliqués dans nombre de bâtiments non-civiques, comme des sièges d’entreprises ou de banques (Wall Street), ou des fondations privées refonctionnalisées comme le « Théseion » de Norfolk, VA, et ne sont pas recognitifs de l’esthétique publique ou « populaire ». Ils signent la puissance et le pouvoir, et même plus précisément l’articulation entre la puissance et le pouvoir ; ils formulent aujourd’hui la superposition ou la confusion entre la puissance économique et le pouvoir politique, incarnée par Donald Trump ; ils disent l’effacement de l’État, de la citoyenneté au profit du statut de client. La référence à l’Antiquité, ici, sert la suprématie et non l’accueil civique.
Comme le formule clairement son titre, le décret charrie aussi une définition, certes expéditive et exclusivement déclarative, de la beauté. Son prédécesseur du 23 décembre 2020, intitulé Promoting Beautiful Federal Civic Architecture – l’ingénuité de l’expression a été remplacée en 2025 par un conservatisme faussement novateur –, avait conduit à la création d’une nouvelle commission chargée de veiller à ce que l’administration des services généraux (GSA) maintienne le style néo-classique. Ce premier décret condamnait les architectures « déviantes » et avait provoqué l’ire de l’American Institute of Architects. Les deux modèles principaux revendiqués par le décret sont le Capitole, pourtant assiégé et vandalisé par les partisans de Donald Trump lors de l’insurrection du 6 janvier 2021, et la Maison Blanche, qui, à la manière de la maison d’Auguste sur le Palatin à Rome, articule des fonctions domestiques ou palatiales, gouvernementales et religieuses, comme en témoigne la création en février 2025 d’un White House Faith Office. Les premiers architectes américains se réclamaient plutôt des Lumières que de la Renaissance ou de l’Antiquité, et connaissaient les travaux de Marc-Antoine Laugier, de Claude-Nicolas Ledoux et d’Étienne-Louis Boullée. On considère en général que le modèle architectural de la Maison Blanche, comme du château de Rastignac en Dordogne, est l’hôtel Thélusson conçu par Claude-Nicolas Ledoux à Paris en 1778. Le classicisme architectural américain revendiquait une filiation à la « beauté » qui plongeait ses racines dans une vertu partagée ou partageable, la raison, et non dans l’imitation de l’Antique.
Ce décret vise donc principalement la restauration des ordres – de l’ordre autocratique ? – et le blanchiment – une blancheur suprémaciste ? Il procède d’une réaction antimoderne prétextant l’Antiquité, et non d’une réhabilitation des vertus que l’on prête, quoi qu’il en soit à tort, aux Anciens, et d’une formulation architecturale de la puissance et du pouvoir à destination du peuple américain. Il témoigne d’une déconstruction conservatrice de l’édifice démocratique.
François Quantin, Directeur d'études et titulaire de la chaire Religions de la Grèce ancienne : espaces, cultes, institutions à l'EPHE-PSL.
Références
Le texte du décret est consultable ici : https://www.whitehouse.gov/presidential-actions/2025/08/making-federal-architecture-beautiful-again/
Irene Chang, Charles L. Davis II, and Mabel O. Wilson, Race and Modern Architecture: A Critical History from the Enlightenment to the Present ed., Pittsburgh: University of Pittsburgh Press, 2020 [en particulier les contributions de Mabel O. Wilson, « Notes on the Virginia Capitol Nation, Race, and Slavery in Jefferson’s America », p. 23-42, qui montre que le temple néo-classique blanc en forme de tholos consacré à la Démocratie par Thomas Jefferson fut en partie construit par des esclaves noirs, et de Peter Minosh, « American Architecture in the Black Atlantic: William Thornton’s Design for the United States Capitol », p. 43-58]. Le Tree of Architecture de Banister Fletcher est reproduit et commenté dans cet ouvrage.
Johann Chapoutot, Le nazisme et l’Antiquité, Paris, PUF, 2008, en particulier p. 357-365, dans l’édition de 2012.
Philippe Jockey, Le mythe de la Grèce blanche. Histoire d’un rêve occidental, Belin, Paris, 2013 [en particulier le chapitre intitulé « Le blanc, couleur de la nation occidentale », p. 194-203].
Les architectes de la liberté (1789-1799), École nationale supérieure des Beaux-Arts, Paris, 1989 [en particulier la contribution de James Leith, « Le Sacré et l’Architecture de l’an II », p. 165-180].
Pierre Pinon, Pierre-Adrien Pâris (1745-1813), architecte, et les monuments antiques de Rome et de la Campanie, École française de Rome (CEFR 378), Rome, 2007.
Barbaralee Diamonstein, Buildings Reborn. New Uses, Old Places, Harper & Row Publishers, New York/Hagerstown/San Francisco/London, 1978.
Bibliothèque nationale de France : https://passerelles.essentiels.bnf.fr/fr/chronologie/construction/8375f8c3-ccfd-438c-a52e-3051c4480d9a-maison-blanche/article/388e47d0-9fe2-4923-9d69-67d247d178ad-neoclassicisme-style-batiments-officiels-americains
Dell Upton, Architecture in the United States, Oxford, Oxford University Press, 1998.
Légendes des deux illustrations
Tree of Architecture, frontispice de l’ouvrage de Banister Fletcher, A History of Architecture on the Comparative Method, London, Athlone Press, University of London, 1896, dans l’édition de 1905 (© Sir Banister Fletcher, Public domain, via Wikimedia Commons)
L’hôtel Thélusson conçu par Claude-Nicolas Ledoux à Paris en 1778. Dessin à la plume et aquarelle de Jean-Baptiste Lallemand (Bibliothèque nationale de France, département Estampes et photographies, RESERVE FOL-VE-53 (F), © Gallica.bnf.fr)